Par Dr Irene C. Wisheu, Ph.D.
Selon le World Economic Forum (WEF), plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit une valeur économique de 44 000 milliards de dollars, dépend modérément ou fortement de la biodiversité18. De même, le leader économique BlackRock a déclaré que toutes les entreprises dépendent de la nature d'une manière ou d'une autre et que la performance financière à long terme des entreprises dépend du capital naturel3, donc de la protection des ressources naturelles et des écosystèmes sains. Notre économie dépend clairement de la nature et nous avons une responsabilité face à cela, mais comment exactement ?
La biodiversité est LA caractéristique de la nature qui est essentielle au maintien de notre capital naturel et à la production de services écosystémiques dont dépendent les entreprises et la société. Par exemple, toute une variété d'oiseaux, de chauves-souris et d'insectes jouent le rôle de pollinisateurs, une étape essentielle à la protection et l'existence même de la chaîne alimentaire. De même, une forêt est un actif qui réduit l'érosion et les émissions de gaz à effet de serre (GES), régule le débit d'eau, améliore la qualité de l'air et fournit des services récréatifs, éducatifs et culturels. Les écosystèmes terrestres, océaniques et d'eau douce constituent notre capital naturel, des actifs créés par une incroyable diversité biologique et des êtres vivants qui, ensemble, fournissent, entre autres, le service de régulation du climat mondial.
Les écosystèmes et les services qu'ils fournissent ont le potentiel de fournir 37 % des mesures d'atténuation nécessaires pour rester sous une augmentation de 2ᵒC de la température d'ici à 203016. En investissant dans notre diversité biologique et en restaurant le capital naturel de nos écosystèmes, la capacité de la nature à stocker et à assurer la séquestration du carbone s'améliorera. Cela ferait bouger le curseur et permettrait d'atteindre plus facilement une économie neutre en carbone.
On estime que le capital naturel des écosystèmes pourrait fournir jusqu'à 248 milliards de dollars par an grâce à la réduction des risques liés au climat2. Lorsqu'il est utilisé pour fournir des services destinés à relever des défis socio-économiques, ce capital offre des solutions naturelles et contribue à la prévention des sécheresses, à la sécurité alimentaire, à la santé et au bien-être, au contrôle de la qualité de l'air, etc. Par exemple, des arbres plantés dans une zone urbaine rafraîchiront et amélioreront la qualité de l'air pour les citoyens de la région. Les zones humides, les forêts, les marais salins et les prairies peuvent tous constituer des solutions naturelles lorsqu'ils sont utilisées pour réduire les inondations, lutter contre l'érosion et absorber du carbone. Si, toutefois, tout cela n'était pas une raison suffisante pour agir afin de protéger et de restaurer la biodiversité, il y a plus.
En soutenant les écosystèmes, la biodiversité apporte un appui financier à de nombreuses entreprises, notamment dans les secteurs de la construction, de l'agriculture, de l'alimentation et des boissons. Cela représente une valeur de 7,9 trillions de dollars américains par an pour l'économie mondiale18. Ces secteurs tirent directement parti du capital naturel. Il s'agit de matières premières telles que le bois et le poisson provenant des forêts et des océans, ainsi que des services rendus par la nature pour la rétention des sols, la régulation du débit d'eau, la pollinisation et la stabilité du climat. Certaines entreprises ont des dépendances cachées dans leurs chaînes d'approvisionnement, par exemple celles des secteurs de l'immobilier, de l'exploitation minière, de la vente au détail, des biens de consommation ou encore des voyages et du tourisme. On estime que 40 % de tous les emplois dépendent d'entreprises qui elles-mêmes dépendent financièrement des services écosystémiques10; on comprend ainsi la part économique dépendant de ces ressources
En plus de fournir une variété d'aliments à consommer, ainsi que d'assurer la qualité des sols, de l'air et la régulation du climat dont dépendent nos cultures, la biodiversité garantit également la productivité de nos récoltes. Plus de 75 % de nos cultures vivrières dépendent des animaux pour leur pollinisation19, et avec le déclin des espèces de pollinisateurs, certaines cultures connaissent une pollinisation insuffisante, ce qui met en danger la production agricole mondiale, évaluée entre 235 et 577 milliards de dollars. Dans certaines régions, principalement dans les pays à faible revenu, la pollinisation est déjà insuffisante et on estime que 3 à 5 % de tous les fruits, noix et légumes sont perdus chaque année13. Cette perte contribue à une mortalité humaine estimée à 427 000 personnes par an !
En plus de constituer une base pour l'alimentation, certaines cultures servent également de médicaments. Plus de 80 % des personnes vivant dans les zones rurales comptent sur des médicaments traditionnels à base de plantes comme principale source de santé17. La biodiversité joue ainsi un rôle essentiel et crée un impact positif pour les communautés locales.
Les habitants des zones urbaines comptent également sur les plantes, car les arbres offrent de l'ombre et de la fraîcheur. Sans arbres, des îlots de chaleur peuvent se former, c'est-à-dire des zones où la qualité de l'air et de l'eau est moindre et où les températures sont plus élevées. Cela peut entraîner des malaises et des décès liés à la chaleur. On a recensé 1 577 décès liés à la chaleur aux États-Unis en 2021, soit une augmentation de 56 % par rapport à 20188. Les personnes particulièrement vulnérables sont les personnes âgées, les jeunes, les personnes en situation de handicap, les populations à faible revenu et les travailleurs en extérieur. Des conséquences économiques directes se font ressentir, les îlots de chaleur augmentant la demande d'électricité et diminuant la productivité des travailleurs qui travaillent sans ombre11.
Certaines communautés et certains groupes économiques seront plus fortement touchés que d'autres par la perte de diversité biologique. Par exemple, en Inde, les forêts ne contribuent qu'à hauteur de 7 % au PIB du pays, mais jusqu'à 57 % des revenus des communautés indiennes rurales19. Les enfants et les femmes sont particulièrement vulnérables car ces dernières tirent souvent leurs revenus de la gestion du combustible, de la nourriture et de l'eau, autant de ressources qui dépendent de la nature. Bien qu'elle se manifeste au niveau local, la perte de biodiversité et ses répercussions négatives sur les économies locales peuvent avoir des effets massifs, y compris des risques pour rien de moins que la paix et la stabilité géopolitique. Et voilà d'autres éléments essentiels témoignant du rôle prépondérant de la biodiversité !
La biodiversité et la nature représentent un risque pour toutes les entreprises, que ce soit par leur dépendance à la nature (directement ou indirectement), ou par leur vulnérabilité aux perturbations que celles-ci peuvent causer aux communautés et à la société. Ces impacts peuvent concerner les opérations commerciales, la continuité des activités, l'acquisition de fournitures, le coût des matières premières, la valeur des biens immobiliers et/ou la sécurité physique de l'entreprise, autant d'éléments qui peuvent entraîner une baisse de la rentabilité.
Les entreprises peuvent également être vulnérables aux risques liés à la nature du fait de leurs propres activités, qui peuvent entraîner des conséquences négatives. Il s'agit notamment des risques juridiques et réglementaires, des risques de réputation, de la vulnérabilité due à l'évolution du marché et de la pression des parties prenantes.
Essentiellement, les risques cumulés, qu'ils soient directs ou indirects, peuvent menacer la viabilité de leurs chaînes de valeur, avoir un impact sur leurs partenaires commerciaux et sur d'éventuelles futures opportunités commerciales.
Malgré l'importance de la biodiversité, la réponse du monde des affaires est en retard par rapport à la divulgation des données sur les émissions de carbone et à l'action climatique. L'une des difficultés réside dans le fait qu'il n'existe pas de mesure de la biodiversité comme c'est le cas pour les changements climatiques et l'utilisation de la mesure du CO2.
Un obstacle plus important, cependant, est la faible sensibilisation aux considérations liées à la nature. Une enquête menée auprès de 100 entreprises du classement Fortune 500 Global a révélé que si les entreprises commencent à faire référence à la biodiversité dans leurs rapports de durabilité, peu d'entre elles comprennent pleinement les risques pour leurs activités ou savent comment les mesurer et fixer des objectifs et des engagements spécifiques1. Même parmi les entreprises qui ont fait des rapports au CDP et qui sont conscientes des risques, des impacts et des opportunités liés au climat, leurs divulgations révèlent moins de rapports liés à la crise de la biodiversité9.
Compte tenu de son importance, une première action devrait consister à mettre la biodiversité sur le radar et à identifier les impacts potentiels, tant négatifs que positifs, et les risques liés à la nature pour votre entreprise et ses parties prenantes.
Quels sont les biens et services environnementaux et naturels qui pourraient avoir un impact sur votre entreprise ? Par exemple, si vous êtes dans le secteur forestier, vos activités commerciales nécessitent du bois. Si son capital naturel n'est pas inventorié, et si les services qu'il rend ne sont pas évalués, il peut être mal géré et dégradé, entraînant une perte des services qu'il nous rend.
Comment vos processus de production, votre chaîne de valeur, vos actifs et votre entreprise elle-même peuvent-ils être vulnérables ? Dans quelle mesure l'eau potable est-elle essentielle dans la production de produits ? Et quand est-il du carton et du carburant pour les livraisons ? Comment le marché pourrait-il évoluer ? De quelles ressources pourriez-vous avoir besoin à l'avenir pour continuer à produire de nouveaux produits ou services ?
Le fait d'être conscient des risques potentiels et d'en rendre compte vous aidera à gérer et à éviter les risques liés à la biodiversité et à progresser vers une stratégie de durabilité réalisable. Que devez-vous mesurer et comprendre pour élaborer votre plan ? Quels seront vos indicateurs clés de performance en matière de biodiversité ? Quel cadre de reddition de comptes et quels outils d'évaluation utiliser ? Le groupe de travail sur les informations financières liées à la nature (TNFD)15 en développe un qui est de plus en plus accepté. Serait-il adapté à vos besoins ? Et pendant que vous faites l'inventaire, posez-vous une question supplémentaire. Quelles sont les opportunités potentielles pour votre entreprise ?
Toute action ou initiative qui protège ou améliore la biodiversité est une occasion de réduire ou d'éviter l'impact négatif et le risque. C'est également une opportunité d'accéder à de nouvelles sources de financement et d'améliorer la réputation de l'entreprise. Votre marque peut être renforcée et les relations avec les fournisseurs, les clients, les autorités gouvernementales et les communautés locales peuvent être améliorées.
Une fois les impacts et les risques identifiés, les entreprises peuvent les éviter, les réduire ou les atténuer et transformer stratégiquement leur modèle d'affaires, leurs produits et leurs services, ainsi qu'influencer leurs décisions d'investissement, afin de créer davantage d'opportunités et revitaliser l'innovation.
Si la disponibilité des ressources est incertaine, la restructuration ou l'amélioration en vue d'utiliser moins de ressources ne rendra non seulement votre entreprise moins vulnérable aux incertitudes, mais constituera également une opportunité d'innover, d'investir dans la recherche et le développement, et de développer des pratiques commerciales efficaces qui réduiront votre impact sur la biodiversité et diminueront potentiellement les coûts. De même, de nouveaux produits, technologies et services innovants peuvent être développés pour réduire votre dépendance à l'égard de ressources potentiellement vulnérables en utilisant des matériaux alternatifs.
Dans l'industrie alimentaire par exemple, la diversification des types de cultures produites pourrait limiter votre vulnérabilité tout en favorisant la biodiversité. La promotion de produits végétariens plutôt que de produits à base de viande aurait également un impact environnemental beaucoup plus faible. Innovez et transposez à plus grande échelle ce que vous avez développé. Et n'oubliez pas qu'une approche globale de votre chaîne de valeur peut révéler un impact sur la biodiversité que vous ne soupçonniez pas ! Et cela pourrait même générer de nouvelles opportunités en termes de modèles commerciaux, comme des boucles d'économie circulaire ou des initiatives de valeur partagée.
La protection de la biodiversité est un immense défi systémique qui requiert les contributions et l'engagement de toutes les parties prenantes. Il existe de nombreux moyens et opportunités commerciales où le rôle essentiel des parties prenantes peut être mis à profit, par exemple :
Avec l'inquiétude croissante que suscite la biodiversité, la pression va s'accroître pour sa prise en compte et pour que soient divulgués les risques et les plans d'action associés. Les rapports amélioreront la transparence, tout comme l'utilisation de paramètres et d'objectifs bien définis. Les organismes de réglementation s'efforcent de normaliser les données relatives à la nature, alors recherchez les paramètres et les méthodologies que vous devriez utiliser. L'établissement de rapports, le suivi et la mesure de l'impact sur la biodiversité faciliteront également la mise en place d'initiatives et d'objectifs visant à réduire votre impact négatif sur celle-ci tout en impliquant et en éduquant les parties prenantes et en créant un impact positif direct ou indirect.
Pour enrayer la perte de biodiversité, il est nécessaire de transformer radicalement la façon dont nous utilisons la planète. La tâche semble énorme, mais tout comme les petites actions de chacun nous ont aidés à surmonter la pandémie de COVID, chaque action, quelle que soit sa taille, chaque collaboration, contribuera à limiter les pertes. Nous devons aller au-delà de l'atténuation des risques et du principe "ne pas nuire", et nous engager dans des initiatives qui protègent et restaurent la biodiversité, et ce de manière équitable, inclusive et juste. En d'autres termes, nous devons intégrer la biodiversité dans notre logique d'entreprise.
Notre économie, notre climat et notre vie sur cette planète sont en danger. L'érosion de la biodiversité et l'effondrement des écosystèmes sont classés parmi les dix premiers risques en termes de probabilité et d'impact au cours des dix prochaines années18. Il s'agit d'une menace reconnue par les investisseurs, les chefs d'entreprise et les chefs d'État et de gouvernements du monde entier.
Il existe même un argument commercial en faveur de la protection de la biodiversité. Tout d'abord, il existe un potentiel de 3,5 billions de dollars d'ici 2030 si l'on opère une transition vers une économie respectueuse de la nature et si l'on adopte la restauration des forêts, l'aquaculture durable et les alternatives à la viande d'origine végétale20. Ensuite, rappelez-vous les 248 milliards de dollars que nous pourrions économiser chaque année grâce au capital naturel des écosystèmes ? Nous dépenserions deux fois plus si nous devions construire des infrastructures équivalentes pour rendre les mêmes services2. Les avantages de la restauration d'un écosystème et de la récupération de ses actifs et services sont souvent supérieurs aux coûts de restauration4.
Récemment, lors de la COP 15 à Montréal au Québec, il a été confirmé que le nouveau cadre mondial pour la biodiversité, conçu pour guider les gouvernements ainsi que le secteur privé, se concentrera sur la protection de 30 % de la biodiversité d'ici 2030. Une attention particulière a été accordée à la réduction de moitié des déchets dans le secteur agricole et alimentaire. Une réforme des subventions a également été proposée, ainsi que de nouvelles exigences pour les entreprises internationales.
Il faut s'attendre à des changements dans les politiques visant à encourager une meilleure utilisation des ressources, comme des modifications de prix ou des taxes. Les permis, droits et redevances liés à la biodiversité devraient également continuer à augmenter. Il est également possible que de nouvelles législations introduisent des idées telles que les crédits et les compensations en matière de biodiversité. Les exigences en matière de divulgation sont également susceptibles de changer, les rapports sur la biodiversité étant ajoutés aux autres rapports déjà obligatoires dans certains domaines. Les gouvernements encourageront une plus grande action, alors surveillez les programmes d'incitation et les opportunités de financement !
Les défis et les responsabilités pour les chefs d'entreprise n'ont peut-être jamais été aussi importants, mais la biodiversité compte et est intrinsèquement liée à la manière dont les entreprises peuvent gérer leurs risques, créer des opportunités commerciales et de la valeur pour elles-mêmes, la planète et la société. Il est essentiel d'interpeler les entreprises sur la biodiversité et de prendre conscience du lien de dépendance qui lie notre activité économique à notre cadre de vie, de la nécessité de sa préservation et du danger de l'érosion de la biodiversité.
Si nous agissons tous, nous pouvons atteindre l'objectif d'arrêter et d'inverser la perte du capital naturel d'ici 2030.
1. Addison, P. et al. (2018). Using conservation science to advance corporate biodiversity accountability. Conservation Biology 33 (2) 303-318.
2. Bassi, A. et al. (2021). How can Investment in Nature Close the Infrastructure Gap?
3. BlackRock Investment Stewardship (2021). Our approach to engagement on natural capital.
4. Blaignaut, J. et al. (2013). Restoration of natural capital: a key strategy on the path to sustainability.
5. CBD (2021). Genetic Diversity: The Hidden Secret of Life
6. CBD (2021). Pharmaceuticals and Biodiversity: To protect ourselves we must safeguard our planet
7. CDSB (2021). Application guidance for biodiversity-related disclosures
8. Davis, M. (2022). Heat-Related Deaths Up 56% Between 2018 and 2021, Provisional Data Shows.
9. Finlay, H. et al. (2021). Disclosing nature’s potential: corporate responses and the need for greater ambition.
10. International Labour Organization (2018). World Employment and Social Outlook 2018: Greening with jobs.
11. Masuda, Y. et. al. (2021). Warming from tropical deforestation reduces worker productivity in rural communities.
12. OECD (2019) Biodiversity: Finance and the Economic and Business Case for Action
13. Smith, M.R. et al. (2022). Pollinator Deficits, Food Consumption, and Consequences for Human Health: A Modeling Study.
14. Souchet, F. (2019). “Fashion Has a Huge Waste Problem. Here’s How It Can Change”
15. TNFD (2022). Welcome to the FNFD Nature-Related Risk & Opportunity Management and Disclosure Framework.
16. The Nature Conservancy (2017). Nature’s Make or Break Potential for Climate Change.
17. United Nations (2022). ‘Build a shared future for all life’, urges UN chief on Biodiversity Day.
18. World Economic Forum (2020). Nature Risk Rising: Why the Crisis Engulfing Nature Matters for Business and the Economy.
19. World Economic Forum (2020). Nature loss is eating away at our food supply and diversity.
20. World Economic Forum (2020). The Future of Nature and Business.